Par Didier SAMSON
A Cotonou au Bénin, un petit collège de seconde zone se fait un nom. Un collège de quartier. Le CEG de Gbégamey. Le destin national de ce petit collège devenu grand s’est joué grâce à l’ambition de deux directeurs emblématiques. Le Premier, Basile Louèkè professeur de mathématique musicien dans l’âme, avait un faible pour les artistes. Le second, Antoine Détchénou, professeur de français et transfuge de la politique avait à cœur de prouver qu’il est un vrai serviteur de l’Etat. Les ambitions diverses ont néanmoins convergé vers la naissance d’un mythique groupe de musique, Les Sphinx. Berceau de musiciens internationalement reconnus. Le premier directeur a préparé le pas de tir et son successeur est venu allumer le feu. Et la fusée a décollé à grand bruit.
Le Collège d’enseignement général, CEG, comptait quelques classes et ressemblait à une institution de secours pour enfants de pauvres
A la fin des années 60, le quartier Gbégamey de Cotonou avait un collège qui jouxte un complexe scolaire bien connu, Gbégamey-sud. Le Collège d’enseignement général, CEG, comptait quelques classes et ressemblait à une institution de secours pour enfants de pauvres ; ceux qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les grands établissements de Cotonou. Basile Louèkè professeur à l’allure fière ne pouvait se satisfaire de cette image. Rigueur, sérieux, propreté, formation et résultats sont sa devise. L’établissement est dépoussiéré sous la houlette de ce directeur qui ne parle pas beaucoup.
Mais derrière sa rectitude, il y avait un homme qui aimait la musique. Donc pas aussi dur qu’il voulait bien l’afficher. Tout naturellement il a accédé à la demande de certains collégiens, qui, pour le coup ne manquaient pas de culot. « Monsieur le directeur, nous sommes quelques musiciens dans le collège et aimerions faire un petit récital ». A leur timide demande, les collégiens s’attendaient à un nom catégorique du directeur fumeur de Gitane. Ils avaient leur plan B. Mais surprise, le directeur accompagne le projet et prodigue même des conseils.
Leur plan B se mue en plan A. Et un premier concert se tient dans le CEG…à guichet ouvert. Il n’y avait pas grand monde pour écouter les Black Horse. Le nom du premier groupe du collège. Fiasco évidemment mais l’idée a germé. Il y avait du potentiel. Le directeur est compatissant et encourage les malheureux musiciens à persévérer. Effectivement la mayonnaise prend mais timidement. Les musiciens de CEG s’exprimaient davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur de leur établissement. Cahin-caha le groupe fait son petit bonhomme de chemin.
Octobre 1972, les militaires renversent le régime civil et décrètent une révolution chamboule-tout
Une certaine émulation artistique et surtout musicale était perceptible. La radio nationale était au diapason. Les jeunes bougeaient. Dans cette ambiance plutôt tranquille et prometteuse dans le pays, quelques officiers de l’armée décident de renverser le régime civil en place, jugé corrompu et instaure la révolution. 1972 l’année coup de frein. Progressivement les médias libres perdent de leur superbe. Les militaires sont partout. 1974 l’année du chamboule tout. Le Dahomey d’alors devient marxiste-léniniste, puis, République populaire du Bénin. Les programmes scolaires changent. Entretemps le directeur Basile Louèkè est remplacé Antoine Détchénou.
Le Collège d’Enseignement Général va changer de nom pour devenir Collège d’Enseignement Moyen Général (CEMG) de Gbégamey. La Révolution bat son plein. L’Ecole aussi est devenue nouvelle. C’est-à-dire qu’enseignement et rythme scolaire sont bouleversés. On ne va plus seulement à l’école pour l’instruction livresque. On y va pour apprendre la vie, la vraie, celle du prolétariat où le peuple compte sur ses propres forces. Le gouvernement militaire décrète la mobilisation de toutes les forces vives de la nation pour la « Production ». Il faut produire.
Tout le monde au champ, à la houe, même les écoliers, les collégiens, les lycéens, les étudiants et le corps enseignant. Tout le monde doit cultiver la terre, planter, récolter et vendre sa production. Comme chez les Bolchevicks, ils doivent s’organiser au sein de coopératives. Oui ! Des coopératives scolaires.
A quelque chose malheur est bon ! Les Sphinx naissent grâce aux errements du régime militaro-marxiste-léniniste de la République populaire du Bénin
Antoine Détchénou, fort de son expérience d’homme politique, au caractère bien trempé, introduit sa méthode pour parvenir aux objectifs fixés par les militaires. Il avait l’obligation de réussir. Ancien directeur de cabinet du président renversé, il se savait surveillé. A la logique des Klokhozes soviétiques une réponse locale va surgir : la culture des arts et du sport va se substituer à la culture vivrière. Autant protégeait-il ses collégiens citadins contre des aventures de cultivateurs maladroits et non-avertis, dans des champs hors de Cotonou, autant devait-il sauver sa propre tête.
C’est dans ce contexte de défiance que les collégiens musiciens se retrouvent avec un enseignant, prof d’Anglais, André Simon pour régulièrement constituer et installer un groupe musical, nouvelle version. Lucas Koffi qui connait tout le monde joue les rabatteurs. Autour de lui Robert Zomatèto accordéon et guitare, René Yahouédéhou à la guitare basse, Victor Assogba (Périclès) à batterie, la first lady Edwige Ménard (Guava Jelly) chanteuse et Jacob Francisco (Grand Vito) chanteur pour lancer un groupe nouveau.
Le chanteur du groupe, Jacob Francisco, accro de bandes dessinées et sortant d’une de ses lectures, Astérix et Cléopâtre, eut l’idée de proposer Sphinx comme nom du groupe. L’unanimité se fait autour de ce nom. Un groupe est né. Il avait une structure révolutionnaire. Un professeur, responsable « politique ». André Simon. Un responsable de groupe est désigné après vote et devient seul interlocuteur auprès de la direction de l’établissement. Jacob Francisco.
Gbégamey démontre que la production pouvait s’entendre autrement qu’à travers champs. La production est aussi artistique
Dans cette compréhension de la « Production » version Gbégamey, les collégiens sont davantage invités aux arts qu’à l’agriculture. Le collège grouillait de culture pendant les journées dédiées à la production : Musiques traditionnelle et moderne, théâtre, football, basket-ball, hand-ball etc. A chacun son truc. Chaque branche d’activité fonctionne selon les mêmes principes. L’encadrement est strict et quasi professionnel. Les militaires au pouvoir sont séduits. Mais l’un des objectifs fixés par le régime révolutionnaire est la rentabilité. Qu’à cela ne tienne, le collège instaure une fois par trimestre, un weekend Musique et Sports. Récitals et matchs payants. Et le tiroir-caisse se remplit !
Les ambitions grandissent. Le perron des classes qui sert de podium n’est plus la hauteur des prestations. Le collège qui devient riche construit un terrain de basket-ball avec des projecteurs pour spectacles de nuit. Un luxe à l’époque. Il est en face du terrain de football, également propriété du Collège. Compétitions sportives, spectacles et autres concerts de musique ont un temple à ciel ouvert. Le CEMG de Gbégamey suscite à la fois, admiration, convoitise et jalousie. C’est désormais un lieu branché de Cotonou. C’est là que ça se passe ! La culture de la « gagne » devient le moteur de l’établissement. Les sportifs ont des résultats à faire pâlir les clubs civils. Les musiciens deviennent la vitrine de l’établissement. Dans leur esprit la performance est ancrée.
Les Sphinx de Gbégamey écœurent leurs adversaires et impressionnent les professionnels
Discrètement des musiciens professionnels viennent aux spectacles pour voir les enfants de Gbégamey « performer ». Les Sphinx sont étonnants. Danialou (Sagbohan), célèbre chanteur musicien, auteur compositeur béninois avait l’habitude de se fondre dans le public pour assister aux spectacles des collégiens musiciens de Gbégamey. Ekambi Brillant, auteur compositeur et chanteur camerounais à la renommée mondiale, dans l’anonymat total a lui-même assisté aux prestations de ces surprenants collégiens qui reprenaient à merveille ses tubes. Angélique Kidjo interprétait Malaika et U Shaka de Myriam Makeba, le Grand Vito (Jacob Francisco) chantait N’kondo d’Ekambi Brillant comme si les chansons étaient d’eux. Ils n’avaient peur de rien.
Le répertoire était éclectique. Ils pouvaient passer du Makossa à la musique afro-cubaine sans aucun souci. Tout était propre. Mi son es un vacilon de Orquesta Aragon de Cuba a d’ailleurs connu sort particulier lors de sa première interprétation sur scène. Le public n’en croyait pas ses oreilles au point d’arriver à stopper et à faire reprendre le morceau. Nombreux étaient ceux qui pensaient à un play-back. Le jeu de flute traversière était parfaitement exécuté par Alfred Amoussou…et la foule était en délire. L’univers musical de ses enfants-là était sans frontière. Sans complexe ils reprennent Angie des Rollin Stones.
Ils poussaient l’audace à interpréter Giving it all away de Roger Daltrey. Casquette vissée sur la tête avec une cape sur le dos et sautant sur scène Grand Vito voulait ressembler à l’auteur de la chanson. Au sortir de cette ambiance plutôt rock ils pouvaient passer dans les caraïbes en Biguine et au Reggae de Bob Marley et de Peter Tosch avec Cidou (Placide Dagnon).
Le clou des spectacles Sphinx était planté par les Séniors. Mais avant eux le terrain était préparé.
Les cadets, naturellement petits, ne toléraient pas qu’une image de gentils mioches leur soit colée. Ils prenaient leur affaire à cœur au point de semer quelques doutes dans la tête des juniors. La marche avant la classe des séniors. Les juniors. Il ne fallait surtout pas, à ce niveau, être traités d’adolescents boutonneux en pleine mue. Bichou, la chanteuse bluffait tout le monde avec Camionnette de Claudette et Ti Pierre. Et pour convaincre les plus sceptiques de leur maturité, Arnaud Ayatodé décrochait un Mon Compe -Ti Bom de Coupé Cloué. Ces « jeunes » électrisaient le public avant l’arrivée de leurs ainés. Et là, stop le classement en ordre croissant ! Séniors 1 et 2 variaient leurs répertoires dans une ambiance de saine émulation. Evidemment quelques égos sont ébranlés mais l’esprit de collégiens passionnés reprenait le dessus. Les spectacles étaient écrits, huilés et la mise en mouvement confiée à un présentateur intimement lié au groupe, Raphaël Mensah. Rien n’est laissé au hasard. Même les improvisations sont prévues.
Les musiciens collégiens au CEMG de Gbégamey se professionnalisent
Le succès était tel qu’il a suscité des vocations. Les activités de « coopérative scolaire » boudées au départ étaient attendues avec impatience. C’était une autre école. On apprenait la musique, le chant, le théâtre et la scène était la restitution du savoir-faire. Il en était de même pour les disciplines sportives. Cette réussite de Gbégamey a fait des émules. Partout dans le pays et surtout dans les villes, on veut faire comme au CEMG de Gbégamey.
Ces initiatives heureuses ont connu des fortunes diverses. Mais l’idée était bien là. Les rectorats organisaient alors des concours entre ensembles musicaux des établissements scolaires comme des tournois sportifs. Evidemment Les Sphinx de Gbégamey raflaient toujours la mise. Aujourd’hui encore le bureau du chef d’établissement est décoré de trophées qui ne sont pas seulement sportifs mais surtout musicaux.
Dans les activités « musique » de la Coopérative scolaire, il y avait foule. Les effectifs débordent et discrètement les responsables organisaient des auditions pour filtrer…un peu l’entrée aux classes musicales Sphinx. C’était contre l’esprit « Coopérative », mais le professeur encadreur assumait la chose. Il y avait des aspirants de niveaux de classes et d’âges différents. Il a fallu créer des groupes bis. Sphinx Sénior 1, Sphinx Sénior 2, les Juniors puis les Cadets. Chaque niveau comptait des dizaines de membres. Et là encore les Sphinx innovent. Sur scène, niveau cadet, à la guitare basse, une jeune fille. Kara Paraïso. La guitare était aussi grande qu’elle. Et, les jeunes filles ont compris qu’elles pouvaient exceller ailleurs qu’au chant.
L’esprit Sphinx de Gbégamey = champions mais également lutte contre les exclusions et accès facilité à la culture pour tous
Sous la houlette du collégien en classe de 3e, Lucas Koffi, le CEMG de Gbégamey avait acquis ses propres instruments. Les Sphinx étaient autonomes. Il n’était pas rare de laisser les instruments en location dans le civil. Sources de revenus supplémentaires. Le collège avait un fonctionnement de lycée. Les classes étaient de la 6e à la Terminale. Les générations se renouvellent donc, mais l’établissement a continué de fonctionner longtemps dans le même esprit d’incubateur pour stars. La réputation des Sphinx de génération en génération était telle que dans les années 90, ils pouvaient faire des concerts « off » pour ceux qui n’avaient pas les moyens d’aller aux concerts « in », celui des vraies vedettes internationales de passage à Cotonou.
Par exemple, pour un concert du groupe de zouk, Kassav, au grand stade de Cotonou pour quelque 25 000 francs CFA la place, les Sphinx offraient une alternative pour les moins fortunés ou ceux qui n’avaient pu obtenir une place. Dans une petite salle, 3 000 places et pour à peine 5 000 francs ils proposaient un bon spectacle. Ils ne le criaient pas haut et fort, mais leur spectacle, pour le coup, était essentiellement composé des succès de Kassav. Les Sphinx faisaient aussi dans le social.
L’originalité Sphinx était simplement dans l’esprit qui a fondé le groupe. Chacun des musiciens était un Sphinx. Les chanteurs portaient le groupe mais les instrumentistes étaient tout aussi célébrés. Le spectacle n’était pas seulement d’entendre de fidèles interprétations mais également de voir sur scène des jeunes aussi grands que les guitares, certains montés sur des tabourets pour jouer des congas, le batteur à peine visible derrière les caisses et cymbales et pour d’autres des micros rabaissés… Les ados musiciens de Gbégamey ont marqué les esprits. Ils ont donné un nom à leur collège.
Cette référence est devenue une marque. Gbégamey. Le préfixe CEMG a disparu. Aller au collège de Gbégamey rebaptisé CEG n’était plus ringard. Bien au contraire les gens de Gbégamey sont qualifiés « d’arrogants et de suffisants ! Ils n’ont qu’un mot à la bouche : niveau. Ceux qui ne l’ont pas, dégagent ! », leur prêtaient les détracteurs. Toutefois, on pouvait les qualifier, sans se tromper, d’ambitieux. Ils avaient la qualité de leurs défauts. Dans le collège et pendant longtemps, se risquer à devenir Sphinx était signe d’engagement pour être au niveau des stars parties de Gbégamey.
DS
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Le CEG de Gbégamey a fabriqué des musiciens aujourd’hui professionnels et des stars
Lucas Koffi guitariste et producteur. Angélique Kidjo chanteuse aux multiples Grammy awards. Placide Dagnon (Cidou) guitariste professionnel dans le Grand-Est en France. Stan Tohon, Chanteur auteur compositeur. Bonaventure Dossou-Yovo (Nawadja) – Michel Dossou-Yovo (Tobaco). Philippe Aballovi musicien professionnel en Afrique du Sud. Francis Yaoundé musicien et producteur dans le Sud de la France. Don Métok, chanteur auteur- compositeur ; Madou chanteuse, Célestin Adjomayi, pianiste et auteur compositeur, Désiré Ajanohun guitariste professionnel …